mardi 13 mai 2008

«L'orthographe et la lecture, outils de sélection sociale?»

«Orthographe» qui vient de deux mots grecs, graphien (dire graphie ou écriture) et de orthos (droit, correct)désigne l'art d'écrire correctement. La définition même de ce mot est à la source du problème actuel qui se pose non seulement au Québec mais également en France.
Plus qu'une page chaque jour»*. Au Québec, prenant acte des risques d'une forte détérioration dans l'apprentissage de la lecture et de la grammaire dans les écoles primaires et secondaire et afin d'améliorer les compétences en français, la ministre Michelle Courchesne ministre responsable de l'Éducation, du Loisir et du Sport a récemment recommandé une heure de lecture obligatoire chaque jour en classe en plus du retour à la dictée au primaire. Voilà un bon début, estime Nathalie Collard qui note que ce phénomène n'est pas spécifique au Québec, mais international. Rappelons que Statistiques Canada dans une récente étude est arrivé à un constat plutôt navrant: la capacité du citoyen canadien de s'informer et de communiquer par écrit ne cesse de décliner. Il faut aussi ajouter que cette situation qui n'est nullement propre au Canada et au Québec est observée par les études menées dans différents pays développés.Le fait, confirmé par une enquête internationale en alphabétisation réalisée en 2003 indique un nivellement vers le bas au niveau de la compréhension en lecture des jeunes.
Au Québec, alerté finalement par cet état des faits qui ne peut qu'aller en s'aggravant, le MELS essaie de renverser la vapeur en préconisant la lecture comme activité académique obligatoire dans les écoles du Québec, reconnaissant ainsi tardivement que la lecture, élément du tritype républicain de l'école gratuite, universelle et obligatoire «lire, écrire, compter» doit être maîtrisé par tout jeune ayant achevé son cours primaire. Pour contrer cette situation devenue désatreuse selon certains*, le Ministère s'est doté d'un plan en 2006 pour essayer de réintroduire la lecture dans les écoles par la mise en place d'activités pédagogiques dans un environnement où les jeunes pourront être accompagnés d'un personnel compétent dans l'usage de l'information. En amont, le plan d'action prévoit aussi une concertation avec l'EBSI pour favoriser la formation des bibliothécaires scolaires en créant des cours spécifiques au programme offert pour aider et faciliter l'insertion professionnelle du bibliothécaire dans les milieux scolaires. Dans cette mouvance, des ressources supplémentaires seront allouées aux écoles pour favoriser la lecture et surtout, l'embauche des bibliothécaires dans les commissions scolaires. La barre est haute, selon les observateurs des milieux de l'enseignement et des bibliothèques dont la Corporation des bibliothécaire professionnelle du Québec s'est fait l'écho qui ont constaté les dégâts du déclin progressif de la lecture et de l'écriture à partir des années '60, mais bon, il faut bien commencer quelque part.

Un enjeu non seulement d'ordre professionnel mais social
Il demeure que le problème réside dans sa source et que ce n'est pas du jour au lendemain qu'on corrigera la situation. Sous le titre «L'orthographe et la lecture, outils de sélection sociale?» un article publié dans INTERCDI des mois de janvier/février 2008 de Daniel Moatti *, chercheur au laboratoire d'anthropogie de l'Université de Nice Sophia Antipolis rappelle qu'en dépit de l'internet, c'est l'orthographe qui va dorénavant démarquer les cohortes des futurs candidats aux emplois. Il va devenir de plus en plus difficile pour ceux qui souhaitent obtenir une promotion ou un bon poste en France. Parmi les qualifications exigées, celle d'un bon français écrit est aussi essentielle que la maîtrise des outils de bureautique.
Mais,«indiscutablement liées, la lecture et l'orthographe ne se conjuguent pas nécessairement ensemble», ajoute Daniel Moatti dans l'article. En général, un bon élève en dictée est un bon lecteur, mais tout grand lecteur n'est pas d'emblée fort en orthographe. Il est indéniable que lorsque les parents ne possèdent pas la culture (ou le moyens financiers qui permettent à leurs enfants de rattraper le retard, en l'occurence le choix par exemple, de l'école privée versus l'école publique), les «décrocheurs» continueront à occuper des «situations sociales défavorisées et handicapantes». Les méthodes coercitives telle que la réintroduction de la dictée comme outil de maîtrise de l'orthographe a ses limites car le problème est plus complexe que les solutions préconisées.

Pour les ministères de l'Éducation, il y a deux choix: si l'enseignement de l'orthographe ou de l'art d'écrire n'est plus une priorité, il faudrait entamer une vaste réforme de simplification de la langue qui répondrait aux pratiques informatiques et aux correcteurs de traitement de texte... et qui a pour conséquences de tourner les coins rond en plus «d'introduire parfois des fautes supplémentaires» ou des... anglicismes, très fréquents au Quéebec. À défaut, il faut rétablir les fondements de l'enseignement traditionnel avec retour aux dictées, à l'enseignement des règles de syntaxe, de grammaire et de conjugaison, à l'étude des textes classiques et à l'apprentissage des mots, ce qui suppose des moyens financiers, du temps et plus encore un changement de ...culture que les sociétés ne peuvent plus se permettre. Bien sûr, il y a l'école privée (et encore!)ou les aides aux études pour les nantis... tandis que les grandes organisations pourront toujours « recruter des formateurs en français pour aider [leurs] cadres à respecter l'orthographe et la syntaxe». Mais il est très difficile de retourner maintenant en arrière. Après plusieurs décennies de laxisme, on constate que la rupture est amorcée entre ceux qui possèdent l'orthographe et ceux qui ne l'ont pas. Car dans un monde de plus en plus globalisé, dans une culture de communication instannée où l'oral et le vocabulaire anglais ont préséance et où le temps à la lecture est réduit en peau de chagrin, les gouvernements peuvent-ils assumer les coûts d'une formation traditionnelle et «élitiste»? Par un ironique retour des choses, la lecture et l'orthographe qui, avant l'instauration de l'éducation primaire obligatoire étaient des outils de sélection sociale, sont plus que jamais, à l'ère du numérique et de la globalisation de l'information «un des outils de discrimination sociale handicapant ceux et celles qui ne les possèdent pas ». Triste constat que Pierre Bourdieu ne renierait pas.


*La Presse, Nathalie Collard. Section Opinion du 2 février 2008
**CorpoClip, Bulletin n.175, 2008 - Éditorial - Michel Claveau , pp. 1- 2
***INTERCDI des mois de janvier/février 2008, n.211, pp 89-91

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