jeudi 16 avril 2009

Résumé ... trop sommaire ou Salieri contre Mozart (suite du billet Ni cigale ni fourmi...)



Mozart, de son vivant, avait un rival à la cour, Salieri, qui faisait de la bonne musique mais qui n'arrivait pas à la cheville du génie. Salieri, qui était maître de Chapelle, était le favori de l'empereur, contrairement à Mozart moins apprécié . «Trop de notes» disait l'empereur d'Autriche Joseph ll à propos de certaines oeuvres de Mozart, alors que le public et la population en général faisait un triomphe des créations du virtuose. Mais Salieri, lui, savait que son rival était un génie et que malgré l'amitié de l'empereur, il ne pourrait jamais l'égaler. Cela ne l'empêchait pas de dénigrer ce dernier tout le long de sa vie (ce qui n'était pas trop difficile, Mozart avait des symptômes de ce qu'on pense être de nos jours ceux de la maladie de la Tourette, ce qui le rendait socialement moins acceptable) ...tout en rêvant jusqu'à sa mort de posséder une toute petite parcelle de l'immense talent de son rival.

Dans son éditorial Google, les bibliothèques et la revanche de la cigale sur la fourmi publié dans le bulletin Corpoclip (n.178,janvier-avril 2009) Guylaine Beaudry a résumé en quatre points le programme de numérisation des ouvrages des bibliothèques par Google et l'entente adoptée entre les bibliothèques mandataires:

« 1- les bibliothèques prêtent gracieusement à Google leurs collections pour qu’elles soient numérisées, selon une entente non exclusive. 2- les fichiers appartiennent à Google mais peuvent être utilisés de façon plutôt contraignante par les bibliothèques. 3- Google vend l'accès à ces collections aux individus et aux bibliothèques. 4- Google, les auteurs et les éditeurs se partagent les recettes des ventes. »

En réponse à ce résumé trop sommaire, je dirais:

1. L'entente étant NON exclusive, les bibliothèques gardent leurs droits sur l'exemplaire qu'elles détiennent. Elles peuvent donc éventuellement disposer du fichier et en donner l'accès sur un autre serveur si cela représente une option plus rentable ou avantageux pour elles ou pour les auteurs ou leurs représentants. Où se situe le «vol» de Google sur les ressources? Dans son article Google vs the libraries, Alex Beam indique que des bibliothèques comme celles de l'état de California collaborent non seulement avec Google mais considèrent aussi d'autres alternatives pour donner l'accès le plus large possible aux ressources qu'elles disposent.

2. Les fichiers numérisés par Google sont considérés comme des exemplaires déposés dans la base. A l'instar des ouvrages imprimés acquis par les bibliothèques, la consultation est en effet réservée aux usagers ou abonnés de la base, de la même façon que les usagers qui ont accès aux locaux de l'institution peuvent consulter les ressources classées dans la bibliothèque. Et comme certains documents dans les bibliothèques, pour des questions de rareté ou de fragilité, ceux-ci ne sont consultables que sur place et le droit de consultation est restreint ou même réservé à un certain groupe d'usagers cependant. Ne loue-t-on pas des best sellers achetés sur les fonds publics dans certaines bibliothèques publiques? Dans l'univers numérique, les usagers qui veulent consulter la copie numérisée déposée dans une base doit, et c'est tout à fait normal, doivent demander l'accès au serveur qui détient le fichier numérique.

3. Faux! Google ne vend pas l’accès à ces collections aux individus et aux bibliothèques: Google impose des frais à ceux qui consultent les fichiers qui sont dans sa base. Cette consultation en ligne équivaut absolument à la consultation d'un ouvrage imprimé conservé dans une institution ou tout autre article ou document fourni par une base de données à laquelle l'institution ou l'usager est abonné. Autre point très important pour ceux qui croient à la valeur économique du savoir: ce faisant Google relance les livres épuisés et donne l'occasion aux auteurs et aux éditeurs de de ressuciter les livres en perdition.

4. Sur le mode de persiflage, Mme Beaudry parle des «largesses» de Google. Elle oublie que Google ne détient que le fichier numérisé du livre et non les droits sur le document qui appartiennent toujours à l'auteur ou son représentant dans les cas où ces droits sont encore valides. Comme propriétaire du fichier de l'exemplaire numérisé, il doit le diffuser sur son serveur seulement via les terminaux qu'il dépose dans la ou les institutions qui lui ont permis de numériser l'exemplaire. Il doit respecter aussi les droits d'auteur en ce qui concerne la reproduction des parties de l'ouvrage par les lecteurs. En tant que dépositaire du fichier numérisé, il doit collecter et remettre des redevances sur les impressions qui sont faites au Registre des droits sur les livres. Google affiche à l'écran seulement au maximum 20% des pages d'un livre sous droits et les profits étant partagés entre la compagnie et les auteurs et leurs éditeurs.Google a payé 34,5 millions de dollars US pour créer et gérer un Registre des droits sur les livres* (Books Rights Regystry) qui collecte les revenus de Google pour les redistribuer aux détenteurs de copyright.

Google dans la cour des bibliothèques ?

Cela peut déplaire certains de voir Google venir jouer dans leur cour. Mais la peur est parfois mauvaise conseillère. La gestionnaire qui a émis ces propos est motivée probablement par les meilleures intentions du monde dont celle, entre autres de protéger la fonction «noble» de bibliothécaire. Mais l'esprit corporatiste a ses limites. Si des bibliothèques se sont adressées à Google pour numériser leurs ouvrages, c'est parce qu'elles estiment que cela vaut mieux que de laisser leurs ressources moisir sans lecteur dans leurs sous-sols.

Recourir à la soustraitance est d'ailleurs une pratique assez monnaie courante dans le milieu des bibliothèques. Qu'il s'agisse de catalogage rétrospectif, de mises à jour de gros lots non traités, les bibliothèques ont recours à des organismes extérieurs pour rattraper des retards et faire face à leur manques de ressources. Et n'oublions pas non plus que les bliothèques ne sont pas toutes publiques. Des collections prestigieuses ont été mises sur pied au fil des siècles par des mécènes et des érudits dans des sociétés occidentales et orientales. Et, aussi rappelons-le, dans l'histoire de l'humanité, les bibliothèques privées ont existé bien avant les bibliothèques publiques.

Faire numériser gratuitement les exemplaires de livres par Google permet aux bibliothèques de mettre en valeur leus fonds tout en offrant leur accès au public. D'autre part, les budgets des bibliothèques qu'elles soient publiques, universitaires ou nationales ne leur permettent pas de défrayer les coûts énormes d'une numérisation à l'échelle de Google. La Bibliothèque du Congrès a pu numériser ces ressources patrimoniales grâce à un don de Microsoft de plusieurs dizaines de millions de dollars*. En outre, la plupart des bibliothèques, même dans les sociétés riches, peinent et n'arrivent même pas à se tenir à flot avec les budgets qui rétrécissent. Les bibliothèques universitaires francophones au Québec, par exemple, ont un énorme retard à rattraper en termes d'infrastructure. Les systèmes intégrés de gestion documentaire, les catalogues, les outils de gestion des postes publics, les logiciels utilisés pour gérer les technologies Internet qui datent des débuts des années 2000, sont en retard d'une génération. L'intégration des différents systèmes et des applications est loin d'être faite.

L'idéal serait que tous les exemplaires d'une bibliothèque soient numérisés par celle-ci ou en consortium avec d'autres travaillant dans le même environnement. Par exemple, les bibliothèques universitaires francophones au Quécbec pourraient s'unir et numériser des fonds qu'elles peuvent rendre accessibles aux clientèles de leurs universités. Après tout, elles sont toutes subventionnées par les mêmes fonds publics non? Mais il demeure que quoiqu'il en soit, la mission des bibliothèques reste inchangée: celle consiste à organiser les connaissances et en faciliter l'accès au plus grand nombre de gens possible à l'information et au savoir. Dans le nouvel environnement du livre, l'organisation, la gestion, la diffusion du savoir passent dorénavant par l'accès en ligne. Combien de fonds culturels ont été détruits au cours des siècles par la censure et les ravages des guerres et des désatres naturels ? Combien de contenus ont été oblitérés complètement de la mémoire humaine faute de lecteur? On parle de valeur «économique» de l'oeuvre. Google paie aux détenteurs des droits du livre et 63% des revenus générés par les annonces inclues sur les pages d'aperçu, sur les pages web du livre numérisé ainsi que les renseignements bibliographiques et les résultats de recherche effectués dans le livre.(p.17 de Réglement).

L'esprit de la requête d'avis de la Cour
L'article d'Andrew Albanese dans Library Journal du 26 février 2009 sous le titre Library Organizations To File Amicus Brief in Google Book Search Settlement dit explicitement: aux bibliothèques maintenant de revoir leurs rôles et de s'adapter aux nouvelles règles imposées par le numérique.
À propos de la requête d'avis de la Cour concernant l'accord sur le programme Google Book Search par les trois organismes leaders dans le domaine de l'information et des bibliothèques aux États-Unis dont l'American Library Association (ALA), l'Association of Research Libraries (ARL)et l'Association of College and Research Libraries (ACRL), Prue Adlerle, directeur général de l'ARL , mentionne que la communauté des bibliothèques n'est pas contre l'entente («the library community will not object to or urge rejection of the settlement, but would file a thoughtful brief that urges the court to address library concerns»). La requête d'avis à la Cour déposée par les trois associations de bibliothèques aux É-U, vise davantage à faire part des préoccupations des associations en regard des droits d'auteur et du mode de diffusion des ressources numérisées qu'à contester l'entente. Elle est utile en ce sens qu'elle permet de clarifier la position de chacun et mettre à jour les principes régissant l'accès et la diffusion des ressources numériques, ainsi que le partage équitable des revenus générés par l'exploitation des fichiers numérisés. Pour James Grimmelman, professeur en droit du New York University, un expert en droit de propriété intellectuelle dans l'univers numérique qui a étudié l'accord, cette requête en soi ne serait même pas pertinente car les bibliothèques ne sont pas « parties prenantes » dans l'accord :«Since libraries are not class members, [...] filing an objection isn’t “necessarily the right way to raise the issues [libraries] care about.». Il concède qu'elle est néanmoins utile car elle permet de clarifier les enjeux sur la question entre «amis». D'autre part, pour ces experts,même avec des amendements, nul doute que l'accord des bibliothèques avec Google fera jurispudence

La redistribution des cartes avec l'entrée du WEB 2.0

L'univers du livre s'est transformé avec la dématérialisation du document. En venant jouer dans la cour des bibliothèques. Google a bousculé certaines règles du jeu,comme le WEB 2.0 l'a fait en redistribuant les cartes aux usagers, et on comprend que la plupart des administrateurs de bibliothèques n'aiment pas perdre leurs pouvoirs et leurs prérogatives de continuer de décider ce qui est bon ou pas pour le public ;-). Or l'enjeu réside dans la redéfinition des nouvelles règles du jeu introduites par le nouvel ordre économique défini par l'environnement numérique et non dans les combats d'arrière garde comme ceux qu'essaient de mener la prtésidente de la Corpo et quelques autres administrateurs de bibliothèques..

Le Web 2.0 et les technologies de l'information et des communications ont changé le paysage des bibliothèques. Le monde est devenu un immense village globalisé et les bibliothèques comme « passeurs de culture » sont les premières bénéficaires de la numérisation des fonds grâce à la libération des accès, en dépit des risques énormes que cela peut impliquer pour elles en termes de perte de monopole, ce que craignent les administrateurs des services publics. Car: «[Libraries will] be key beneficiaries of the settlement, but they also recognize the enormous risk that the settlement could pose to access going forward». Mais si elles savent s'en tenir à leur mission fondamentale qui est celle de donner l'accès de leurs fonds au plus grand nombre de personnes possible et mettre l'intérêt du public au delà d'autres considérations, alors elles seront, et la société civile avec elles, gagnantes: « That, combined with their public-interest mission, their engagement with huge sections of the population, their historical attentiveness to these issues, and their profound commitment to intellectual freedom, makes them one of the best voices for the public interest that could be imagined here.» Bref, les bibliothèques ont tout à gagner en permettant la numérisation et la diffusion de leurs avoirs. Les préoccupations du milieu des bibliothèques doivent porter avant tout sur les enjeux comme l'accès à l'information, la protection de la vie privée et la liberté d'expression.

Comme toujours, les changements sociaux précèdent les lois qui, souvent ne font qu'entériner en quelque sorte les pratiques déjà en vigueur. Les impacts de la révolution du numérique qui sont en train de transformer de fonds en comble les modes de production, le modèle d'affaire des institutions et des entreprises ainsi que les façons de penser et de vivre des habitants de cette planète sont aussi grands que les changements provoqués par la transition de la société rurale à la société urbaine au début du 20 è siècle. L'internet ...et Google ont bouleversé les modes de vie, les modes de communication, de gestion, les façons de travailler, de communiquer et bien sûr celles de transmettre le savoir et l'information. Tellement vite que les bibliothèques ont du mal à suivre. Mais les usagers en demandent et ils ont raison. Ils s'étonnent qu'en cette ère d'accès en ligne, de larges pans des collections ne sont pas encore accessibles. Maintenant, à tous, législateurs, administrateurs de bibliothèques, éditeurs, diffuseurs de travailler ensemble pour nul ne soit lèsé dans le partage et la diffusion du bien commun qu'est le savoir et la culture. La moralité ou l'immoralité ne vient pas du fait que Google diffuse avec certaines restrictions les fichiers des oeuvres que des bibliothèques lui ont permis de numériser. Ce qui n'est pas moral c'est que des bibliothèques laissent dormir des fonds qu'elles ont acquises grâce à l'argent et à la générosité des états et des populations sans essayer de trouver et d'utiliser tous les moyens pour les mettre à la disposition du public. Les oeuvres orphelines ** dont regorgent les bibliothèques méritent d'être connues et divulguées. Attention, Google va s'en occuper aussi!

Salieri contre Mozart

Les réalisations des bibliothèques sont immenses au cours des siècles grâce aux fourmis qui travaillent dans les biubliothèques mais Google n'est pas la cigale qui ne faisait que chanter. Le débat est trop complexe pour être résumé par les propos simplistes et démagogiques de Mme Beaudry. Les bibliothèques ont accompli très honorablement la mission que les sociétés leur ont confiée en préservant et en protégeant les connaissances et en donnant l'accès à la culture et au savoir au peuples. Dans le nouvel environnement où l'immatériel côtoie et fait concurrence au matériel, où tout s'accélère à une vitesse exponentielle, le défi des bibliothèques est de continuer à répondre à cette mission et de faire face aux nouveaux enjeux de l'organisation et de la diffusion des ressources numériques. Elles peuvent le faire très bien encore comme certaines le font déjà sans avoir à jeter le blâme sur Google pour justifier leur retard dans la poursuite de leur mandat...et de reconnaître, honnêtement, que Google est une formidable entreprise qui a contribué plus que n'importe quelle autre institution dans sa très courte histoire à faire avancer l'accès à l'information et au savoir.


à lire aussi:
Pour l'accès libre à la connaissance scientifique. Stéphane Couture. Bulletin Alternatives, 2 février 2009
A Guide for the perplexed: Libraries and the Google library project settlement
Qu'est qu'un livre à l'ère du numérique?
Le chant de la fourmi (lamentations montréalaises) de Guy Laflèche

*Les trésors de la Bibliothèque du Congrès passent au numérique par My Loan Duong, Corpo Clip,n.176, août-octobre 2008, p.10
** à lire le plan de mise en valeur des oeuvres orphelines: Google’s Plan for Out-of-Print Books Is Challenged
Alex Beam : Google vs. the libraries, December 2, 2008 : http://www.boston.com/lifestyle/articles/2008/12/02/google_vs_the_libraries/

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Bonjour My Loan.
J'ai lu ce premier texte et ma fois je suis totalement d'accord avec vous. J'avais déjà l'idée de tous numériser les archives que les services possèdent. Ceci permettant mieux un accès par sujet qui pourrait d'avantage aider les chercheur. Ainsi je devint l'enfant terrible de l'archivistique! Mon travail au Service des archives de l'Université allait dans ce sens et pour une meilleure protection du patrimoine audio-visuel.

Je vois que vous avez aussi plusieurs textes intéressants et même de portée philosophique! Ce sera donc, chère madame, un plaisir de vous lire cet été. Et peut-être vous ferais-je des critiques plus acerbes quant au fond! Pour le moment, je n'ai rencontré que des coquilles.

Au plaisir de vous lire.

Jean-François

My Loan a dit...

Vos commentaires prouvent que le public et les usagers ne sont pas du côté des tous les administrateurs qui feraient mieux de placer l'intérêt du public avant leurs intérêts personnel. Ma parabole de Salieri contre Mozartest destinée à tracer un parallèle entre l'attitude mesquione de certaines personnes et la jalousie de ces insignifiants à l'endroit de ceux qui ont le génie.